Décryptage Les convocations par la police judiciaire de Mathilde Panot et de Rima Hassan, suite à des communiqués de La France insoumise sur les attaques du 7 octobre contre Israël, interviennent alors qu’on dénombre plus de 600 poursuites pour ce délit depuis six mois.
C’est bien le 7 octobre dernier qui a bouleversé la physionomie des procédures engagées par la justice française pour apologie du terrorisme. Avant les attaques du Hamas contre Israël, les poursuites pour ce délit demeuraient diverses.
Elles étaient soit liées à des convictions affichées par des terroristes eux-mêmes, comme le frère de l’assassin de Dominique Bernard au collège d’Arras, condamné en 2019 pour des faits d’apologie.
Soit liées aux propos que pouvaient proférer des délinquants qui, à l’occasion d’une interpellation par exemple, lançaient des menaces aux policiers en faisant référence à Mohammed Merah, les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly (auteurs des attentats de « Charlie Hebdo » et de l’Hyper Cacher).
Soit liées à des incidents à l’occasion, par exemple, de minutes de silence.
Soit enfin liées à des personnalités : Dieudonné déformant le slogan « Je suis Charlie », né après les attentats du 7 janvier 2015, pour lancer « Je suis Charlie Coulibaly » ; le cofondateur d’Action directe Jean-Marc Rouillan qualifiant de « très courageux » les auteurs de l’attentat contre « Charlie Hebdo » en 2015 ; ou encore, en 2018, le candidat LFI aux législatives Stéphane Poussier se réjouissant sur Twitter de la mort du gendarme Beltrame exécuté à Trèbes par le terroriste retranché dans le Super U de la ville.
626 poursuites pour apologie de terrorisme depuis le 7 octobre
Le nombre de poursuites pour apologie du terrorisme bascule à compter du 7 octobre 2023. A partir de cette date et jusqu’au 30 janvier 2024, selon des chiffres fournis au « Nouvel Obs » par le ministère de la Justice, on dénombre 626 poursuites pour apologie du terrorisme : 348 l’ont été par des procureurs de la République, dans toute la France, après des signalements ou des flagrants délits dans la rue, dans des établissements scolaires ou autres.
278 autres procédures pour apologie du terrorisme ont été engagées par le pôle de lutte contre la haine en ligne du parquet de Paris après, cette fois-ci, des signalements sur les réseaux sociaux ou sur des plateformes internet. En ligne, les contenus antisémites ou d’apologie du terrorisme ont en effet connu une hausse très significative après les attaques du 7 octobre, le ministère de l’Intérieur en recensant ainsi 700 en l’espace de trois jours seulement.
Des élus à leur tour poursuivis
Durant cette période, déjà, des élus doivent répondre de propos retenus sous la qualification d’apologie du terrorisme. Le 17 novembre dernier, Mohamed Makni, adjoint au maire d’Echirolles (Isère), est convoqué par la police après ses tweets vantant « un acte de résistance » palestinienne face à un État « fasciste ». Le parti socialiste auquel il appartient le suspend provisoirement. Une procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, c’est-à-dire de plaider coupable, lui est proposée. Il la refuse et se voit donc renvoyé en procès. Il y a tout juste un mois, la condamnation tombe : reconnu coupable d’apologie du terrorisme, il écope de quatre mois avec sursis.
La semaine prochaine, le 2 mai, un procès similaire est programmé à Besançon pour Ismaël Boudjekada, conseiller municipal à Grand-Charmont (Doubs) pour des propos sur les réseaux sociaux comparants, sur fond de débat sur l’actualité au Proche-0rient, « l’affolement des juifs » à celui « des cafards ».
Dans ces deux derniers cas, les procureurs et le pôle de lutte contre la haine en ligne du parquet de Paris ont pris la décision de se saisir des faits après des signalements par le biais de la plateforme Pharos, mais aussi des plaintes déposées par des parlementaires, comme la députée Renaissance de Paris Caroline Yadan, ou des associations comme l’Organisation juive européenne.
Un syndicaliste condamné en première instance
Ce sont les mêmes éléments qui ont déclenché la comparution, le 18 avril dernier au tribunal correctionnel de Lille, de Jean-Paul Delescaut, secrétaire général de l’Union départementale de la CGT du Nord. L’association culturelle israélite de Lille et l’organisation juive européenne s’étaient constituées partie civile suite à des propos contenus dans un tract de soutien à la Palestine. Une condamnation d’un an avec sursis a été prononcée. Le tribunal, dans son jugement, a retenu le fait que le tract syndical ne contenait aucune condamnation des faits du 7 octobre 2023 contre Israël et qu’il avait au contraire un objectif de dédiabolisation du Hamas qui est un groupe terroriste, de justification de l’attaque et d’une incitation à une inversion des valeurs entre les victimes et les auteurs du 7 octobre. Ces éléments, mis en avant par le tribunal, sont constitutifs de l’infraction.
Au contraire, « ce jugement amorce un changement de paradigme », dénonce l’avocat Arié Alimi, représentant dans cette affaire du secrétaire général de l’Union départementale CGT du Nord. L’avocat, qui a fait appel, estime que « si ce jugement est maintenu, on ne peut plus avoir en France de parole politique ou syndicale sur un débat ou une analyse géopolitique ».
Une « égale considération » des victimes et des auteurs
Aujourd’hui, l’article 421-2-5 du Code pénal qui définit l’apologie du terrorisme donne une définition claire du délit : le fait d’inciter publiquement à porter sur des actes de terrorisme ou leur auteur un jugement favorable est constitutif de l’infraction. L’intention coupable se déduit du caractère volontaire de cette apologie.
Ces dernières années, les tribunaux ont affiné cette notion. Il n’est par exemple pas nécessaire de « faire l’éloge » d’un acte terroriste. Il suffit de faire des rapprochements qui tendent à les justifier. La 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris a ainsi estimé en 2002 que si « le lecteur est incité à porter sur le crime un jugement de valeur favorable effaçant la réprobation morale [attachée à ce crime] », l’apologie pouvait être retenue.
Les juristes soulignaient par ailleurs qu’en 2017, la chambre criminelle de la Cour de Cassation a considéré que le délit d’apologie est constitué dès lors qu’il est mis à égalité, en leur manifestant « une égale considération », les victimes et les auteurs d’un acte de terrorisme.
Convocations de Mathilde Panot et Rima Hassan
Ces éléments, qui peuvent fonder la poursuite et éventuellement une condamnation pour le délit d’apologie, ont nécessairement été pris en compte par le parquet de Paris avant d’envisager la convocation en audition libre de Mathilde Panot, présidente du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, et de Rima Hassan, candidate LFI aux prochaines européennes, suite à des communiqués de La France insoumise sur les attaques du 7 octobre contre Israël. Les auditions doivent avoir lieu en début de semaine prochaine.
Outre le vif débat public et politique qui a suivi l’annonce de ces convocations, les questions juridiques ne manquent pas. L’interrogation est portée sur le terrain de la liberté d’expression d’autant que l’apologie de terrorisme, depuis 2014, n’est plus un délit de presse. Ce délit s’inscrivait en effet auparavant dans le cadre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais son intégration au sein du Code pénal, via la loi Cazeneuve de 2014 sur la lutte contre le terrorisme, a renforcé les peines encourues.
Atteinte à la liberté d’expression ?
Dès cette période, plusieurs voix s’étaient élevées pour en dénoncer l’ampleur. En 2015, Vincent Brengarth, qui est aujourd’hui l’avocat de Rima Hassan, soulignait dans une étude juridique que « la multiplication des condamnations pour apologie d’actes de terrorisme ne laisse pas présager un progrès de l’État de droit. Au contraire, elle est le signe d’une réaction excessive du corps social face à l’agression ». Comme un argument qui pourrait aussi servir aujourd’hui la défense, l’avocat s’interrogeait par ailleurs sur « la question de la conscience apologique lorsque certains propos expriment un malaise ». « Cette convocation par un procureur de la République d’une présidente de groupe d’opposition pour des faits aussi graves et infâmants est non seulement inédite, mais constitue d’abord et avant tout une atteinte grave à la liberté d’expression dans notre pays, exprime quant à elle l’avocate de Mathilde Panot, Me Jade Dousselin.
Les tribunaux sont invités par les prévenus à prendre en compte ces arguments de défense. Me Alimi, lors du récent procès de Lille, a également mis en avant la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Face à eux, l’accusation, pour sa part, doit établir les propos d’apologie. Les procureurs, en ce sens, suivent les éléments indiqués dans une circulaire signée le 10 octobre 2023, trois jours après les attaques, par le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti. Ce document demande aux procureurs d’engager des poursuites pour apologie du terrorisme pour tout propos public « vantant les attaques » de l’organisation islamiste ou « les présentant comme une légitime résistance à Israël ».