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Dix ans après l'éclatement de l'affaire du sang contaminé, la société française n'en finit pas de s'interroger sur les responsabilités dans un désastre sanitaire qui a coûté la vie à des centaines de personnes en 1984 et 1985. C'est sur ce dossier qu'a fait ses premiers pas la Cour de justice de la République, relaxant au terme d'un mois de procès, le 9 mars, Laurent Fabius et Georgina Dufoix, et retenant la responsabilité d'un ancien ministre, Edmond Hervé, en le dispensant de peine.
Mais ce second « procès du sang » est loin de clore le dossier gigogne du sang contaminé.
La France détient le triste record d'Europe des contaminations post-transfusionnelles depuis l'apparition de l'épidémie de sida au début des années 80. Si, pour ce qui est des hémophiles, elle se situe dans la moyenne des pays européens, avec près de 600 malades ayant développé un sida cliniquement établi après avoir été traités avec des produits contaminés, elle fournit à elle seule, avec 2 000 malades, la moitié des cas recensés en Europe de contamination à la suite d'une transfusion : 4 fois plus qu'en Italie, 5 fois plus qu'en Espagne, 6 fois plus qu'en Allemagne, 13 fois plus qu'en Grande-Bretagne. Les trois quarts de ces personnes sont décédées, 2 000 séropositifs ainsi contaminés n'ayant à ce jour pas développé la maladie. Ces chiffres, accablants pour les services sanitaires français, posent la question, lancinante depuis que le scandale a éclaté, il y a dix ans, des responsabilités à l'origine de ce drame. Comment cette déplorable « exception française » a-t-elle été possible, alors que la France s'enorgueillit d'être le pays où a été mis en évidence, dès 1983, le virus de l'immunodéficience acquise, découverte dont la paternité est reconnue en 1994 à l'équipe française du professeur Luc Montagnier de l'Institut Pasteur, au terme d'une longue controverse avec l'équipe de l'Américain Robert Gallo ? Au-delà des funestes négligences de médecins transfuseurs, qui ont ignoré les mesures de sélection chez les donneurs de sang préconisées par une circulaire dès juin 1983, était-ce là le terrible prix à payer des rivalités scientifiques et économiques entre chercheurs américains et français, engagés dans une course au brevet et au profit pour la découverte d'un test de dépistage du sida, avec l'arbitrage complice des pouvoirs publics ? Car c'est notamment par cette fameuse réunion interministérielle du 9 mai 1985 à l'hôtel Matignon, sous la présidence du professeur François Gros, conseiller de Laurent Fabius, que le scandale est arrivé : alors que les incidences des lots de sang contaminés sur la mortalité des transfusés et hémophiles étaient assez prouvées pour que l'OMS recommande en avril la pratique du dépistage chez les donneurs de sang, le cabinet du Premier ministre aurait demandé de « retenir encore quelque temps » le dossier des tests de dépistage de la firme américaine Abbott, en concurrence avec Diagnostics Pasteur, dont le brevet sera accepté le 21 juin – quelques semaines avant le test américain –, ouvrant la voie à cet arrêté qui fixait au 1er août le début du dépistage obligatoire.
La question de la responsabilité politique
Révélé en septembre 1991 par un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales, le scandale invitait la société française, secouée par un désastre sanitaire qui a fauché des centaines de vies, à remonter toujours plus haut la chaîne des responsabilités maillant un imbroglio judiciaire qui prend vite le pas sur le débat de santé publique. Le premier « procès du sang » n'avait apporté que des réponses partielles : le 24 octobre 1992, l'ancien directeur général du Centre national de transfusion sanguine (CNTS), le docteur Garetta (poursuivi pour avoir vendu ou laissé vendre aux hémophiles, entre le 25 mars et le 1er octobre 1985, des concentrés sanguins contaminés), était condamné à quatre ans de prison ferme et 500 000 francs d'amende pour « tromperie sur la qualité substantielle d'un produit ». Ce verdict, partagé par l'ancien chef du département de recherche du CNTS Jean-Pierre Allain – quatre ans de prison dont deux avec sursis – et l'ancien directeur général de la Santé, le professeur Jacques Roux – quatre ans de prison avec sursis pour « non-assistance à personnes en danger » –, ne sera pas de nature à étancher la soif de vérité de l'opinion et l'exigence de justice des victimes. Celui prononcé le 9 mars 1999 par la Cour de justice de la République (CJR), siégeant pour la première fois, n'y parviendra pas davantage, aussi loin qu'ait pu aller l'acte d'accusation contre les trois ministres incriminés mis en examen quatre ans et demi plus tôt pour « complicité d'empoisonnement » : après un mois d'audience, Laurent Fabius et Georgina Dufoix, poursuivis pour « homicide involontaire », sont relaxés, l'ex-Premier ministre et président de l'Assemblée nationale obtenant même un satisfecit des quinze juges, qui estiment que son « action a contribué à accélérer le processus de décision » sur le dépistage obligatoire des donneurs de sang, tandis que l'ancienne ministre des Affaires sociales se voyait disculpée du retard pris dans le chauffage des produits sanguins. Seul est condamné l'ancien secrétaire d'État à la Santé, le maire de Rennes Edmond Hervé, le jury l'ayant jugé responsable par « imprudence, inattention et négligence », tout en le dispensant de sa peine, dans deux des sept plaintes pour contaminations examinées. Le deuxième procès du sang se voulait exemplaire sans céder à la tentation de livrer de hauts responsables à la vindicte publique ; mais, exhalant des relents de règlements de comptes politiques, ménageant le flou entre responsabilités pénale et politique, il n'a qu'imparfaitement rempli sa mission.