En avril 1991, la journaliste Anne-Marie Casteret publie dans l'hebdomadaire L'Événement du Jeudi un article prouvant que le Centre national de transfusion sanguine (CNTS) a sciemment distribué à des hémophiles, de 1984 à la fin de l'année 1985, des produits sanguins dont certains étaient contaminés par le virus du sida.
L'ancien Premier ministre socialiste Laurent Fabius et les anciens ministres socialistes Georgina Dufoix et Edmond Hervé ont comparu du 9 février au 2 mars 1999 devant la Cour de justice de la République pour « homicide involontaire ». Cette cour a rendu son verdict par un arrêt qui innocente Georgina Dufoix et Laurent Fabius :
Contexte historique
Les premiers cas de sida ont été décrits en 19814. La première publication semblant identifier un virus candidat comme responsable du sida date de mai 1983, sans qu'il soit établi qu'un tel virus soit la cause de la maladie5. Le virus se nommait à l'époque L.A.V., pour lymphadenopathy associated virus (virus associé à la lymphadénopathie, stade pré-sida de la maladie). On pense encore, à l'instar des hépatites, que certaines personnes peuvent être porteurs sains, et que seulement 5 % des personnes contaminées développeraient la maladie. La traçabilité des lots de produits sanguins n'était pas encore une pratique courante.
Fin 1983, l'Organisation mondiale de la santé (O.M.S.) recense 267 cas de sida dans les pays membres de la CEE. La France en compte quatre-vingt douze. Si la toute première information faisant un lien entre les transfusions sanguines et le sida date de janvier 1984, la circulaire du 20 juin 1983 imposait déjà d'écarter des dons les sujets « à risque » (notamment « à risque sexuel », comprendre les homosexuels).
Le 20 juin 1983, une circulaire du professeur Jacques Roux, directeur général de la Santé, interdisait la collecte de sang chez les sujets à risque, et notamment en prison ; malgré cela, le 13 janvier 1984, une circulaire de Myriam Ezratty, directrice générale de l'administration pénitentiaire, demandait aux directeurs régionaux et aux directeurs des centres pénitentiaires d'augmenter la fréquence des prélèvements de sang dans les établissements pénitentiaires, jusque là limités à deux fois par an6. Le 10 juin 1985, au comité de coordination de la santé en milieu carcéral, il est « décidé de ne pas arrêter ni suspendre les prélèvements sanguins réalisés en établissements pénitentiaires »7.
On découvre fin 1984 que le chauffage d'extraits du plasma (concentrés de facteur VIII ou de PPSB[réf. nécessaire]) permettait d'inactiver le virus (le plasma total, lui, ne supporte pas d'être chauffé, et encore moins le sang) ; il s'agissait alors d'éliminer le virus de l'hépatite B, qui s'est révélé résistant au traitement, et c'est par hasard que l'on a découvert l'inactivation du V.I.H. Toutefois, les capacités de traitement de la France sont insuffisantes, et celle-ci refuse d'importer du sang de l'étranger (en particulier des États-Unis), essentiellement pour deux raisons :
pour des raisons éthiques : le sang utilisé par les laboratoires américains pouvant provenir de pays pauvres, dans lesquels le don de sang est une source de revenu, alors que la doctrine française est le bénévolat ;
pour des raisons de qualité : le surchauffage provoque une dénaturation du facteur VIII et donc une diminution d'activité du produit, et le risque d'apparition d'anticorps anti-facteur VIII (anticoagulant circulant) chez le receveur.
Des produits non chauffés seront donc distribués jusqu'en 1985, mais uniquement aux hémophiles dont on sait qu'ils sont déjà LAV+8, afin de ne pas risquer de contaminer des personnes saines.
L'opinion publique n'est réellement alertée qu'à la mi-1985, lorsque le Premier ministre annonce le dépistage obligatoire des donneurs de sang à partir du 1er août (arrêté du 23 juillet 1985). À ce moment, 95 % des hémophiles sont déjà contaminés. Les trois fournisseurs de test (Abbott, Pasteur, et Organon-Teknika) n'étaient en mesure de fournir en quantité suffisante la France que vers la mi-juin 1985 ; à la date de parution de l'arrêté, deux tiers des établissements de transfusion faisaient déjà un dépistage systématique des dons. La France fut un des premiers pays à mettre en place les tests de dépistage systématique sur les dons, mais l'arrêté ne mentionnait pas le test des stocks de produit déjà constitués.
L'utilisation par les hémophiles de produits sanguins chauffés, débarrassés du virus du sida, paraissait indispensable dès le printemps 1985. Malgré cela, les stocks de produits non chauffés, d'une valeur de trente-quatre millions de francs, ont été laissés en circulation et remboursés jusqu'au 1er octobre 1985. Par ailleurs, à partir du 1er octobre, les produits non chauffés ont cessé d'être remboursés, mais il n'y a pas eu d'interdiction de leur utilisation, et surtout pas de rappel des produits déjà en stock ; ainsi, des produits non chauffés ont continué à être utilisés après cette date. Implicitement, les produits non chauffés étaient destinés à des hémophiles déjà séropositifs et les produits chauffés aux séronégatifs ; bien que cela n'ait pas été formellement démontré, l'évolution rapide de la maladie chez certains patients a été attribuée à une surcontamination9. Par ailleurs, aucune information n'a été délivrée aux patients ; or, l'échange de produits entre hémophiles était une pratique courante[réf. nécessaire] et on estime que cela a occasionné une trentaine à une cinquantaine de contaminations de juin à la fin 1985.
L'ampleur du drame n'est connue qu'en août 1986, avec la publication d'un rapport du Centre national de transfusion sanguine, qui affirme qu'un hémophile sur deux a été contaminé, soit près de 2 000 personnes. Les « retards à l'allumage » entre la fin de l'année 1984 et la fin de l'année 1985 pour les produits chauffés, et entre juin et la fin de l'année 1985 pour les tests de dépistage, représentent sans doute quelques centaines de personnes transfusées (hémophiles ou non) sur les 2 00010 ; ce sont ces contaminations-là qui auraient pu être évitées. Le point le plus scandaleux de l'affaire est qu'un certain nombre de points ont été négligés pour des raisons financières.
Les produits chauffés ont été à leur tour abandonnés en 1987 au profit des produits « solvants-détergents », car le procédé de chauffage ne permettait pas d'éliminer les virus des hépatites B et C.
Les procès
Le procès des ministres devant la Cour de justice de la République n'est pas le premier.
En effet, le 23 octobre 1992 devant le tribunal correctionnel, puis en appel le 13 juillet 1993, quatre médecins, dont l'ancien directeur du CNTS, Michel Garretta, avaient été jugés pour tromperie et non-assistance à personne en danger. En première instance, Jean-Pierre Allain, responsable au CNTS du département recherche et développement jusqu'en 1986, avait été condamné à quatre ans de prison dont deux avec sursis, Jacques Roux, ancien directeur général de la santé à quatre ans de prison avec sursis, Michel Garretta à quatre ans de prison ferme et 500 000 francs d'amende, et Robert Netter, ex-directeur du laboratoire national de la santé, avait été relâché. En appel, la peine de Jacques Roux est réduite à trois ans de prison avec sursis, les peines de Michel Garretta et Jean-Pierre Allain sont confirmées, Robert Netter est condamné à un an de prison avec sursis. La Cour de Cassation avait confirmé l'arrêt de la Cour d'appel le 22 juin 1994 et rejeté le pourvoi de Jean-Pierre Allain. Le CNTS n'était qu'un des sept centres de fractionnement et ne fournissait « que » 30 % du PPSB en France.
Ainsi, le 17 juillet 1998, la commission d'instruction de la CJR a renvoyé M. Fabius et Mme Dufoix pour la mort de trois personnes, et la contamination de deux autres. M. Hervé est poursuivi pour les mêmes faits et pour deux autres décès.
Plus précisément, Laurent Fabius, alors Premier ministre, avait appris le 29 avril 1985, par son conseiller industriel Jacques Biot, que « Diagnostics Pasteur » pouvait prendre une large fraction du marché national du test de dépistage du sida à condition que fût mise en place « une gestion astucieuse du calendrier ». En effet, le test français a pris du retard sur le test américain Abbott.
En ce qui concerne Georgina Dufoix, ancienne ministre des Affaires sociales, la commission d'instruction lui reprochait d'avoir freiné, pour des raisons financières, la mise en place du dépistage systématique. On lui reprochait aussi et surtout d'avoir différé au 1er octobre 1985 l'entrée en application d'un arrêté du 23 juillet, qui mettait fin au remboursement des produits sanguins non chauffés, largement contaminés. Pour se défendre, elle employa une expression qui devait faire florès, se déclarant « responsable mais pas coupable ».
Quant à Edmond Hervé, ancien secrétaire d'État à la Santé, il était le plus lourdement chargé par l'accusation. C'était le seul contre qui furent retenues les trois fautes qui constituent l'affaire du sang contaminé, à savoir : le retard dans la généralisation du dépistage, l'absence de sélection des donneurs de sang et l'interdiction tardive des produits sanguins non chauffés.
Les trois anciens ministres ont comparu en février et mars 1999 devant la Cour de justice de la République (CJR) pour homicides involontaires. Le 9 mars 1999, Laurent Fabius et Georgina Dufoix ont été relaxés par la CJR, la CJR soulignant que l'action de Laurent Fabius « a contribué à accélérer les processus décisionnels ». Par contre, Edmond Hervé a été condamné pour manquement à une obligation de sécurité ou de prudence, mais dispensé de peine, au motif qu'il avait été « soumis, avant jugement, à des appréciations souvent excessives ».
Les dernières procédures se sont terminées en 2003, le 18 juin avec un non-lieu général confirmé par la Cour de cassation pour les conseillers ministériels et médecins poursuivis depuis 1994, et le 6 novembre avec un dernier non-lieu de la commission d'instruction de la CJR en faveur de l'ancien ministre de la Santé, Claude Evin, mis en examen en mai 1999 pour « homicide involontaire ».